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Contrefeux angéliques #66

Contrefeux angéliques #66

27 février 2025 • NOUVELLE LUNE

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Elise Thiébaut
févr. 27, 2025
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Contrefeux angéliques #66
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L’alliance capitaliste, viriliste et raciste sème le chaos, renverse les valeurs, déchaîne les fureurs. Mais c’est le printemps et je vous annonce la sortie du livre de Fatima Ouassak, Comme Ali, dans la collection Nouvelles Lunes et une nouvelle série dans la lunettre : “Contrefeux”. Elle commence par une fiction de par moi-même intitulée Les Faiseuses d’Anges. Parce que, j’en suis persuadée, la fiction est la seule réponse possible aux illusions délétères que nous subissons.

Il y a très longtemps, ma mère a pris feu dans la chaufferie. C’était à Hyères, dans la maison face à la mer, elle essayait de régler la chaudière qui déconnait et une goutte de fuel est tombée sur son jean. Elle s’est embrasée en poussant des hurlements. J’étais en train de jouer dans le jardin avec une copine et j’ai dit : “Oh, ils doivent encore faire les fous”. Et on a couru vers le rez-de-chaussée où ma mère était en flammes, pendant que mon père flirtait avec sa mère à elle.

Paris, février 2025. © ET

Elle aurait pu mourir s’il n’y avait pas eu un jardinier qui taillait les arbres chez nous à ce moment-là. Il s’est précipité et a frappé furieusement le jean avec sa casquette jusqu’à ce que le feu s’éteigne, pendant que mon père les regardait d’un oeil coupable, la mère de ma copine échevelée à ses côtés. Elles sont parties précipitamment et les secours sont arrivés.

Ma famille a été sauvée par ce vieil homme qui parlait tout le temps des nazis et me donnait des BN à la fraise quand il venait. Ma mère trouvait que ce n’était pas une conversation pour les enfants, mais moi j’aimais bien, même si après je faisais des cauchemars. Elle a guéri, le vieil homme a reçu une nouvelle casquette, et on a fini par déménager, si bien que je n’ai plus trop entendu parler des nazis pendant quelque temps. Mais pour moi, c’est à ce moment-là que la vie a basculé : en 1968, à cause du fuel sur le jean de ma mère, du flirt de mon père avec la femme du bateau, de la casquette du jardinier et peut-être un peu de la révolte étudiante qui voulait mettre l’imagination au pouvoir.

Ma mère adorait Rome et c’est à Rome que je pense en regardant le chaos, les catastrophes, le cynisme des puissants.

Ce qui se passe aujourd’hui, c’est le passage à l’acte des tyrans, comme à Rome avant la chute, qui a duré plusieurs siècles. Tout se mélange, tout s’inverse, et le confusionnisme fait partie du plan. Alice Weidel, présidente de l’Afd en Allemagne, domiciliée en Suisse, vit avec une femme originaire du Sri-Lanka, et réclame la “remigration” des personnes réfugiées. Tout le monde y va de son petit salut nazi – pardon, romain – et les médias parlent de “stratégie du bulldozer”, pour désigner la politique de Trump, qui attaque sur tous les fronts, et travaille son image suivant la théorie du fou : paraître suffisamment imprévisible pour faire peur, sans perdre pour autant le contrôle.

On se croirait en 476, date présumée de la chute de l’Empire romain, après une succession d’empereurs criminels et despotiques. Les Romains ont passé des années à combattre les barbares et à s’entretuer pour le pouvoir ou la doctrine chrétienne, la question étant notamment de savoir si le Christ était une métaphore de Dieu ou vraiment le fils de Dieu (vous avez deux heures).

Pour Ernest Renan (1823-1892), c’est le christianisme qui a tué l’Empire romain avec ses petites mains pleines de doigts et ses petits doigts pleins d’ongles.

Le philosophe tchèque Radovan Richta (1924-1983) affirme pour sa part que la supériorité technologique des barbares, et notamment leur usage du fer à cheval aurait sonné le glas de Rome – oui, vous avez bien lu : le fer à cheval.

L’historien Kyle Harper (né en 1979) avance enfin l’hypothèse climatique, avec une baisse d’ensoleillement et la multiplication des éruptions volcaniques qui auraient entraîné un déclin agricole, puis une épidémie de peste, ainsi que le raconte cet article du Monde paru en 2021.

On le voit, il y a plein de façons de raconter la fin d’un monde et il y en aura autant pour raconter ce qui est en train de nous arriver. Résister, dès aujourd’hui, consiste donc à allumer les contrefeux d’une histoire qui peut encore changer – que nous pouvons encore changer.

Ici, cela commencera le 20 mars avec la parution de Comme Ali, de Fatima Ouassak, dans la collection Nouvelles Lunes Au diable vauvert, et une rencontre exceptionnelle à Paris, probablement le 7 avril (sauvez la date !), autour de ce texte qui a éclos pour la première fois en août 2023 sur la scène du Festival Agir pour le vivant.

Entre culture musulmane et fantastique, ce conte a aussi une version théâtrale pour raconter les violences policières et le racisme à hauteur d’enfant. Radical, poétique et bouleversant, Comme Ali s’inscrit dans la continuité des essais de Fatima Ouassak, mais aussi de son récit Rue du Passage. Je suis très fière de l’accueillir dans la collection Nouvelles Lunes Au diable vauvert.

J’ouvre aussi à partir d’aujourd’hui à ouvrir un cycle utopique intitulé “Contrefeux”. La nouvelle qui suit, Les Faiseuses d’anges, a connu une première version en 2005, il y a vingt ans pile. Au fil des années, je n’ai cessé de la remanier, et elle a fini par devenir, un peu, ma vie imaginaire elle-même se vivant et s’écrivant.

2005, rappelez-vous, c’était le vote sur la constitution européenne : un “non” dont le pouvoir n’a pas voulu tenir compte, comme Macron n’a pas voulu tenir compte du résultat des dernières élections législatives. Feu !

2005, en octobre, c’était les émeutes qui ont enflammé la France après la mort de deux enfants, Zyed Benna et Bouna Traoré poursuivis par les policiers à Clichy-sous-Bois.

2005, j’étais en plein divorce et je retrouvais un amour de jeunesse. J’avais 43 ans et je pensais que je ne viendrais jamais à bout d’un livre. Il me faudrait en effet douze ans pour y parvenir. C’était Ceci est mon sang.

2005, mourait Françoise d’Eaubonne dans un oubli presque complet. Le 1er mars prochain à Rome, une soirée célèbrera son œuvre et sa vie avec la présentation de son livre enfin traduit en italien, Les Femmes avant le patriarcat (Les donne prima del patriarcato, chez Nova Delphi), avec une préface de Vincent d’Eaubonne, et la projection du documentaire de Manon Aubel, Une épopée écoféministe.

Oui, de 2005 à 2025, nous avons parcouru un chemin incroyable.

Féminisme, antiracisme, écologie, anticapitalisme : nous avons fait entendre nos voix, nous avons ouvert de nouvelles voies. Et nous continuerons à le faire. Car si les ombres nous défient aujourd’hui, si les monstres se dressent devant nous, avec leurs rêves misérables d’immortalité, de jets privés, de riviera infâme au milieu des ruines, d’intelligence artificielle et de conquête spatiale, nous avons une arme secrète : nos espoirs, nos rêves, notre camaraderie (c’est un mot de Fatima Ouassak que je préfère en ce moment à sororité) et notre détermination à inventer de nouveaux possibles. Pour les enfants. Pour la terre. Pour la mer. Pour les rivières. Pour les forêts. Pour les animaux. Pour la vie. Pour l’amour. Pour la liberté.

Feu !

Les Nouvelles Lunes sont toujours gratuites, mais certains textes seront désormais payants pour que ça puisse continuer. Merci pour votre soutien et rendez-vous à la prochaine lune, qui coïncidera avec mon anniversaire !


Cycle CONTREFEUX

1. Les faiseuses d’anges

Et la lumière n’est que le début. Rome, 2019. ©ET

Je suis tombée enceinte en novembre dernier. Enfin, je ne suis pas très sûre de la date. Depuis que mon mari m’a quittée du jour au lendemain pour une femme plus jeune, je souffre de désorientation temporelle. Je m’emmêle avec les jours, les semaines, les années. Mais j’ai 50 ans, bon sang, on ne tombe plus enceinte à cet âge, surtout quand on a déjà un fils de 23 ans.

Je suis tellement perturbée que quand le médecin a confirmé le diagnostic de la grossesse, je ne l’ai pas cru.

- Vous êtes vraiment sûr que ce n’est pas la ménopause ?

- Vous êtes enceinte, mais l’échographie le confirmera.

- Je veux aller en Espagne, ai-je annoncé.

- En Espagne ? a-t-il répété, comme s’il cherchait à gagner du temps dans une conversation stratégique.

On aurait dit qu’il évaluait l’existence même de ce pays, feignant d’ignorer qu’on pouvait y avorter tardivement, et là, c’est quand même doublement tardif.

- Vous pourriez aussi accoucher sous X, propose-t-il d’une voix douce.

Les salauds ont toujours la voix douce au début. Et après, c’est la schlague. En plus je n’aime pas cette expression : sous X. À chaque fois que je l’entends, j’imagine que l’accouchement est une scène de film X, et ça me met mal à l’aise.

- Vous avez déjà un garçon, c’est ça ?

Oui, j’ai donné naissance à un individu qui mesure désormais un mètre quatre-vingt dix, qui chausse du 45 et fait – à mon grand désespoir – des études de marketing. Le départ de son père, emporté par la passion à l’âge de 52 ans, a plus été un choc pour lui que pour moi, et étrangement, il m’en rend exclusivement responsable : prenant la défense de son père, il me répète que j’aurais dû faire des efforts, au lieu d’aller dans ces réunions féministes et anti-hommes. Je ne suis pas douée pour les prédictions en général, mais quelque chose me dit que si une louve romaine ne le mange pas, ce petit cochon finira dans les bras des masculinistes, où je lui souhaite d’ailleurs bien du plaisir. Et le pire, c’est qu’on dira encore que c’est de ma faute !

Le médecin m’a prescrit une échographie pour confirmer le diagnostic, et même pris rendez-vous pour moi le lendemain avec un laboratoire d'analyses.

De retour à la maison, je réfléchis maintenant à ce que je vais faire.

J'essaye de regarder la réalité en face, sans y arriver. Après tout, elle, elle m'a prise à revers. Et puis dès que j'essaye de penser rationnellement, j'en arrive à des extravagances sur l’extrême-droite, le viol comme arme de guerre, le réchauffement climatique ou l’extinction des abeilles. La semaine dernière, j’envisageais sérieusement de me préparer un sac d’urgence en cas de catastrophe, avec de l’eau, des boîtes, une radio à piles, une couverture et des portions alimentaires, sous l’œil goguenard de mon fils qui m’a annoncé froidement qu’il préférait mourir plutôt que de vivre à la campagne (où je lui expliquais qu’il faudrait forcément se réfugier un jour si on espérait pouvoir encore se nourrir après l’effondrement).

Peut-on à la fois tomber enceinte et malade d’Alzheimer ? La conjonction expliquerait mon trou de mémoire, car je ne me rappelle pas avoir fait l’amour depuis plusieurs mois avec autre chose qu’un sex toy, cadeau de mes copines qui m’a, je dois l’avouer, ouvert des perspectives plus réjouissantes que je l’imaginais. Mais si j’ai, semble-t-il, toujours l’âge de procréer, je suis encore un peu jeune pour Alzheimer. La schizophrénie me paraît une explication plus plausible.

Si ça se trouve, je suis une sorte de Monsieur Jourdain de la schizophrénie. Je fais des bouffées délirantes sans le savoir. Et j’oublie que je couche avec des gens.

J’ai appelé le bureau pour dire que je ne me sentais pas bien et que je serais sans doute absente quelques jours, selon ce que dirait le médecin. Je travaillais dans une de ces administrations territoriales que le pouvoir trumpiste allait détruire aux États-Unis avec l’aide d’Elon Musk, et je ne rigolais pas tous les jours.

"On en rêve tous », avait dit mon chef de service quand je lui avais raconté que Jean était parti avec une femme plus jeune. J’avais failli le gifler, mais il aurait fallu que mon bras soit plus long que son bureau, et j’ai dû renoncer en raison de cet obstacle géométrique. Une collègue a cru me remonter le moral en racontant une légende urbaine : « Quelquefois, ils reviennent des années après. C'est arrivé récemment à une vieille femme. Ils se sont remis à vivre ensemble, et l'homme ne se souvenait absolument pas d'être parti pendant trente ans. Même pas quand sa deuxième femme - il s'était remarié - l'a retrouvé, lui a présenté ses enfants, des photos de sa maison... Si ça se trouve, Jean va faire la même chose."

La nuit commençait à tomber, et je l'ai regardée faire comme si le phénomène était personnellement dirigé contre moi. Je fouillais dans mes souvenirs, torturais mes obscurités. Avais-je été soûle au point de faire l'amour avec n'importe qui sans même me le rappeler ? L'enfant avait-il été conçu en rêve, au cours d'un évanouissement ? Se pouvait-il que Jean soit revenu un jour pour faire l’amour avec moi, machinalement, avant de s’apercevoir qu’il avait une nouvelle vie, une nouvelle femme qui n’était pas moi ? Aurais-je pu oublier cet instant-là ?

Je me sentais seule et je n’avais pas vraiment confiance en mes amies : l’idée m’avait brutalement traversée d’un complot international de l’IA via des sextoys connectés, inséminant d’innocentes féministes sur le retour avec les spermatozoïdes d’Elon Musk.

Ma mère ? Cela aurait été plus pratique de lui parler si elle avait été encore vivante, mais elle avait eu la mauvaise idée de mourir cinq ans plus tôt. Mon père était maire d’une grande ville du nord, c’était-à-dire que je n’allais pas pouvoir lui parler sans passer d’abord par son directeur de cabinet, sa dircom et son chauffeur. Et surtout, on ne se parlait plus beaucoup depuis qu’il avait rejoint le rassemblement national, ce qui, d’après moi, avait causé la mort de ma mère, communiste depuis le berceau.

Tout me semblait noir et j'ai eu envie de mourir pour échapper à ce cauchemar, avant de renoncer presque aussitôt. Je vois le suicide comme un voyage très compliqué en pays étranger : je ne parle pas la langue, le voyage est cher, il y a un changement à Dubaï et j'ai perdu mon guide de conversation.

Pour me donner une contenance, j'ai quand même pris trois gouttes de CBD sous la langue. Ça ne suffisait pas pour appeler le SAMU, il n'y avait même pas de quoi écrire une lettre d'adieux, mais j'espérais pouvoir dormir tranquillement, ce qui a marché contre toute attente.

Je me suis réveillée tôt pour aller faire l’échographie. Le médecin m'avait conseillé de boire deux litres d'eau. J'en ai bu un litre et demi et sur le seuil du cabinet, j'étais déjà au bord de l'éclatement de la vessie. Je ne sais pas comment j'ai réussi à me traîner jusqu'à la salle d'attente.

Je me suis assise, l'air constipé. Il n'y avait personne d'autre dans la pièce. Je regardais les meubles, comme hypnotisée. Je cherchais... un récipient. N'importe quoi pour pisser dedans. Mais je n'ai vu qu'une vieille machine à écrire, un coucou suisse, de la verroterie de Venise et un chandelier à sept branches. Ce décor excentrique correspondait tellement à mon humeur que je me suis presque détendue. J’étais en train de chercher des prénoms quand le médecin est venu me chercher.

- Oh, a-t-il dit en me voyant, vous regardez la machine ? On l'a trouvée en prenant le cabinet, avec toute cette quincaillerie. Bizarre, non ?

J'ai levé les yeux sur lui. Ma vessie hurlait, et j'essayais d'étouffer son cri en souriant d'un air contraint.

- À propos de cabinet... ai-je dit faiblement.

- Ah oui !... Vous pouvez uriner. Comptez jusqu'à dix et arrêtez. Je vais vous montrer les toilettes.

Je l'ai suivi. Je croyais vaguement que les "toilettes" seraient de vieilles robes "trouvées en prenant le cabinet, bizarre, non?", mais non. Il m'a laissée seule. J'aurais voulu pouvoir compter jusqu'à cent, mais je me suis arrêtée à trente. Ma vessie était à peine soulagée quand je l'ai rejoint dans la salle de consultation.

- Déshabillez-vous et allongez-vous, a-t-il dit.

Il a répandu sur mon ventre un liquide gluant et froid, puis il l'a étalé avec sa sonde en suivant ses gestes sur l'écran. Je ne pouvais pas voir ce qu'il voyait, parce que l'écran en question était derrière moi, mais je lisais, sur son visage, les impressions que donnaient les images.

Je me suis demandé s'il avait le moyen de voir que cet enfant n'était pas de conception ordinaire. Mais à peine me suis-je posée la question que son expression y a répondu.

- Qu'est-ce qu'il y a ? ai-je demandé.

Il a tripoté son engin.

- Quelque chose... J'ai du mal à voir...

- Mais qu'est-ce qu'il y a ? Dites-moi !

Il a regardé longtemps sans répondre, en baladant l'oeil électronique sur ma peau. Puis il est resté sur une image, et l'a contemplée comme une vision.

- Vous êtes enceinte de combien ? a-t-il demandé.

- Je n'en sais rien ! C'est vous qui êtes censé me dire ça !

- Écoutez... C'est difficile à dire... Mon appareil est peut-être déréglé...

- Vous voyez QUOI ? ai-je hurlé.

Il a baissé les yeux, désolé, et m'a désigné l'écran.

- Regardez vous-même.

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