Ce samedi 14 octobre 2023, la nouvelle lune coïncide avec une éclipse solaire annulaire : la Lune s’interpose entre la Terre et le Soleil, mais son diamètre ne permet pas de le cacher entièrement et un anneau de feu entoure l’astre qui semble alors irradier. Le spectacle ne sera visible que sur une petite ligne de crête, sur le continent américain.
Le feu s’impose en cet été tardif, qui nous prive d’automne et annonce les températures futuristes. Le maraîcher du village déplore mon indifférence envers les courges et potirons qui ornent son étal. Qui a envie de penser à la Toussaint quand on se baigne encore dans une eau à plus de 20° ?
Mais le pire, ce sont les images d’horreur qui nous viennent du Proche-Orient. Les attaques terroristes du Hamas, les bombardements et le blocus sur Gaza, qui touchent les populations civiles, la haine et le désespoir, tout nous plonge dans un état de sidération. Le chagrin, l’angoisse, l’épouvante même. Des jeunes qu’on connaît, qui étaient à la rave-party. Des proches ou des moins proches en Palestine, dans l’abandon le plus complet. Et ce sentiment d’impuissance qui écrase tout. Mona Chollet a trouvé la force d’en parler dans le dernier billet (Sortir de l'enfer) de son blog, La méridienne, avec l’intelligence et la sensibilité qu’on lui connaît. Je ne peux que vous inviter à la lire, comme la tribune de l'écrivain palestinien Karim Kattan publiée dans Le Monde, intitulée : "Dans la tourmente qui ne fait que commencer, nous devons faire preuve de coeur et de hauteur d'esprit".
L'assassinat à Arras, ce vendredi 13, du professeur Dominique Bernard, au cours d'une attaque terroriste, est un sinistre écho à cette guerre, et l'atroce répétition du meurtre de Samuel Paty, un autre professeur victime de la haine et du fanatisme mort il y a trois ans.
On ne choisit pas les moments où nos histoires se rencontrent.
On ne sait pas comment nos amours commencent ou finissent, quelle sera la dernière étreinte, le dernier mot échangé. On ne sait pas comment nous survivrons à nous-mêmes.
Il y a des personnes qui s’aiment dans le pire climat de haine. Des personnes qui s’embrassent, qui se tiennent par la main, qui ont leur doudou sur le cœur, leur enfant dans les bras. Il y a des moments indicibles, des cris, de la fureur, des silences mortels, et dans l’écriture nous trouvons des exorcismes. C’est ce que fait Lauren Bastide avec son premier roman, paru le 12 octobre dans la collection Nouvelles Lunes : 2060, qui vient après Le Sexocide des Sorcières, de Françoise d’Eaubonne, paru en mars dernier. On peut lire les premiers retours presse ici.
C’est ce que fait aussi Joëlle Wintrebert, qui publie cette semaine un recueil de seize nouvelles extraordinaires écrites sur une trentaine d’années : Couvées de filles (Au diable vauvert). Entre ombre et lumière, l’autrice de plusieurs classiques SF, féministe et précurseuse m’avait déjà captivée avec son roman, Pollen, dans lequel elle décrivait une société matriarche, utopiste et pacifiste, confrontée à la violence.
Elle nous propose dans le texte qui suit un moment suspendu, en prise avec ce que traverse le monde. Comme la chanson de Damia « Tout fout l'camp », que mon père fredonnait quand j’étais enfant, elle porte l’effroi, mais aussi la beauté qui nous donne la force de survivre. Et peut-être même de vivre. Bonne lecture !
RAPPEL
Une lecture musicale de 2060, par Lauren Bastide, se déroule mercredi 18 octobre à la Gaîté Lyrique, suivie d’échanges avec l’autrice et d’une séance de dédicaces. Attention, le nombre de places est limité, venez avant 19 h !
Joëlle Wintrebert par © Luc Jennepin
CRÉPUSCULE
Debout. Droite au milieu du champ. Pieds nus dans l’herbe, éprouvant sa douceur printanière et humide. Ses jambes écartées s’enracinent. Son vieux cœur exténué bat en harmonie avec l’infime vibration de la terre. Le soleil la tient. Par bouffées, le Cers la bouscule, chargé d’arômes. L’odeur verte des pins s’y mêle à l’or sucré des fleurs de coronille. Elle hume fort, se dilate, ses bras s’élèvent…
Ses mains, ses noueuses mains que prolongent les longues rémiges fixées à ses poignets dansent autour d’elle un étrange ballet de signes. Puis le mouvement s’amplifie, s’accélère, elle s’est dressée sur la pointe des pieds comme pour un envol, enfin son cou se casse et de son visage tendu vers la nue part un cri miaulant qui s’étire.
— Ouièèh ! répond la nue.
Elle sourit, extatique, quand elle sent passer sur ses yeux clos l’ombre du prédateur qu’elle vient d’appeler. Les années s’effacent de ses traits, ses doigts dessinent les graphes de sa jeunesse et quiconque la regarderait en cet instant jurerait qu’il lui pousse des ailes.
Bientôt, ses membres se tétanisent. Merveille, une fois de plus, de vivre ce miracle, quitter la vieille enveloppe de chair, partager le corps accueillant du rapace et chevaucher le vent…
Elle s’élève, ivre de liberté, au-dessus du petit théâtre de sa vie, joies et deuils, la solitude désormais, les murs qui se délabrent à son image mais dont les pierres centenaires sont fées, les champs démis de leurs vignes et que repeuple une jungle d’ajoncs, de genêts et de pins, la terrasse aux murets effondrés où le verger se meurt.
Sauvagerie. Son cœur se serre. Jadis elle aurait aimé ce désordre. Aujourd’hui, elle n’y voit plus qu’un douloureux chaos.
Elle s’enfuit à tire-d’aile et domine bientôt le Montredon, enchantée du tableau qu’elle découvre, des monts de l’Espinouse bleus à la mer scintillante. Ce spectacle, d’habitude, elle le gagne chèrement contre les cistes, les buis, le kermès et les cades qui entravent la marche sur la colline abrupte, entre les pins d’Alep.
Elle glisse sur le vent vers le Rec d’Aymes qui gronde en contrebas, gros des dernières pluies que retient l’étroit défilé du Clot de la Tine, puis elle remonte la côte des Pères, frissonnant à la pensée des âmes pétrifiées dans ces roches brutales. La vallée haute des deux Combebelle la rassure avec son sage agencement de pâtures et de vignes. La vie s’est maintenue dans cet écart où le chevrier aussi bien que le vigneron se soucient de préserver la nature.
Chevauchant l’onde formidable du Cers, elle atteint Saint-Chinian, passe vite au-dessus du bourg à la posture de bête accroupie au fond d’un large val et, laissant à sa gauche l’imposant Montahuc, elle suit le fil brillant du Vernazobre jusqu’aux boucles turquoise de l’Orb. Tout du long, elle pirouette, enthousiaste, piquant entre bois et vignoble, admirant les contrastes entre les damiers bien ordonnés des vignes palissées, quasi toutes déjà taillées, et le désordre de certaines parcelles à l’ancienne, que brunissent les ceps encore échevelés. Çà et là, un champ traité à la chaux pousse une curieuse étrave blanche sur les vagues vertes des pins. Triomphe du cultivateur sur la forêt ?
Si elle avait sa forme humaine, elle hausserait les épaules. Il s’agit plus sûrement d’une enclave préservée au milieu de friches revenues à l’état sauvage. Elle l’a lu récemment, depuis vingt ans, cent vingt mille hectares de vignes ont disparu de la région.
On peut outrager un terroir tout autant qu’un corps de femme, se dit-elle, morose, après avoir honoré d’une fiente la tour de Roquebrun. Que sont les ZAC des villes et maintenant des villages sinon des mises à sac ? Où que les yeux se tournent, les abords des bourgs sont défigurés. On change les vignobles en terrains constructibles, ensuite c’est le saccage au nom de la sacro-sainte loi du profit. Un monstre doté d’excellentes mâchoires : après qu’il a mangé nos territoires, il n’en reste que des ossements broyés.
Son instinct lui commandant de fuir, elle quitte Roquebrun pour Berlou, abandonnant derrière elle les gorges de l’Orb où elle pagayait, autrefois.
— Ouièèh ! crie-t-elle en se laissant tomber comme une pierre sur une malheureuse souris égarée en lisière.
À demi étouffée entre l’étau des serres, la bestiole trouve pourtant l’énergie de couiner… sans parvenir à éveiller la pitié de sa prédatrice affamée qui la décapite d’un coup de bec.
— Ouièèh ! crie-t-elle avec une joie féroce, arrachant chair et viscères, pulvérisant la tête et suçant la cervelle.
— Ouièèh ! crie-t-elle encore avant de prendre son essor, rassasiée.
Elle monte, et monte, se grise d’air froid et de soleil, elle pique, et monte, monte… Ah ! la cascade sur le Rieubedou ! Elle se baignait là, avec toute une troupe, quand elle avait vingt ans, des joues fraîches, un corps délié. Elle n’a pas oublié le regard des garçons posé sur elle, la bouche tendre du premier d’entre eux, le trouble et les frissons.
Coupant au-dessus du bois de Cessenon, elle gagne l’écart où se perchait jadis un couple d’amis et leurs petits, non loin de Cazedarnes. Pas d’eau ni d’électricité, amour et volonté suppléant le confort absent. Famille défaite, leur campagne est aujourd’hui déserte.
Elle pousse un cri attristé, escalade l’azur pour franchir la ligne à très haute tension qui enlaidit la crête des collines, glisse jusqu’à Fontcaude. L’abbaye chauffe au soleil ses vieilles pierres. Ici, loin de l’été et du flux damné des touristes, la nature ressemble encore à un éden.
Retour sur Cébazan, face au vent qui la bouscule et la force à tirer sur ses ailes. En bas, les ceps taillés court semblent des croix plantées en terre rouge. Une procession menant aux pierres cuivrées du vieux village mais, là encore, des maisons de beurre mou – quand elles n’arborent pas un rose si improbable qu’il touche à l’indécence – saccagent les abords.
Elle revient dans ses parages, se gardant des monstrueux pylônes qui portent au ciel leur moisson de fils meurtriers. Le Cers souffle avec violence et son corps exultant l’utilise, vent debout, tel un voilier. Néanmoins, elle veut ménager l’énergie de son hôte et se juche sur le clocher de Montouliers dont elle a toujours admiré les allures florentines et la position escarpée. Pas de meilleur endroit pour observer la Narbonnaise. À perte de vue, la plaine que borne au loin la montagne de La Clape, ses vignes aux lignes contrariées, ses moutonnements faibles, les toits rubescents de ses bourgs, ses canaux tortueux à l’abri de leur double rangée de platanes, les méandres de l’Aude capricieuse et, tout là-bas, crânement détachées au-dessus de Narbonne, les tours du Palais des Archevêques.
— Tilit tilit tilit tilit ! répète, inlassable, une mésange perchée sur un pin proche.
À l’instant où elle abandonne le couvert de l’arbre, l’imprudente succombe. Déchirés, ses membres tièdes et son cœur palpitant se transforment en festin.
La tueuse reprend son essor, ses forces retrouvées. Elle évite le Pech de Bize, un peu trop fréquenté par les fous volants, ses concurrents qui décollent et jouent ensuite dans les courants ascendants, accrochés à leurs bricolages aux toiles criardes, puis elle s’aperçoit qu’il est trop dur de remonter au vent et décide qu’il faut ruser si elle veut atteindre tous les buts qu’elle s’est fixés aujourd’hui. Elle fera route au nord.
Elle a visé Saint-Jean, ses cailloux blancs roulés où les ceps se réchauffent si bien qu’ils produisent le plus fin, le plus aromatique des muscats, mais bousculée par le Cers elle est déportée sur Gimios, poussée vers Barroubio… Elle se laisse tomber dans la combe noyée d’yeuses où fut bâtie jadis l’église du Trou, plus religieusement nommée chapelle Saint-Jean Dieuvaille. Un endroit de pure magie. L’abandon, puis la restauration du lieu ne l’ont jamais départi de sa force sacrée.
Un moment, elle se dandine dans l’ombre humide et froide des chênes torturés, flairant les pistes excitantes de petits animaux, mais il n’est pas facile de marcher quand on est un rapace, et elle se lasse vite de son exploit.
Elle gagne le plateau à tire-d’aile, soulagée de retrouver l’air vivifiant, dût-il souffler en tempête. D’ailleurs, ce souffle n’aurait-il pas décru ? L’après-midi s’avance, elle doit se hâter si elle veut finir son tour avant la nuit.
À grands coups de ses ailes puissantes, elle atteint la Caunette, se juche un instant sur le long fût de son minaret, au vrai une bête cheminée, vestige d’une usine désaffectée, mais il lui plaît de voir un signe religieux dans ce témoin de l’ère industrielle.
Reposée, la voilà prête pour avaler le canyon de la Cesse, rivière bien nommée puisqu’elle ne coule dans son lit qu’en hiver. L’été la transforme en oued asséché jusqu’à sa résurgence au Boulidou, dans les parages de Bize, un chaos de roches en marmites où il serait plaisant de se baigner si le lieu était resté sauvage.
Elle s’envole, s’appropriant ce couloir qui ouvre d’est en ouest le plateau calcaire et se donne des allures de Colorado. Enfant, elle s’attendait toujours à voir se profiler sur ses marges les silhouettes d’Indiens en embuscade. Elle ne s’est jamais lassée d’explorer la Cesse et le Briant qui confluent à Minerve et dont les gorges offraient à la cité cathare une position imprenable, au temps de Simon de Montfort.
Il est des villes que seul un long siège peut réduire. Il est des cités dont on ne triomphe que par la faim et la soif. Il est des peuples fiers qui choisiront la mort plutôt que de se rendre. 1210-2011… Faut-il que les guerres de conquête s’affublent encore des oripeaux de la vertu religieuse ?
Par jeu, elle voltige jusqu’au pont naturel qui s’ouvre au pied du village et s’engouffre sous la haute voûte de pierre.
— Ouièèh ! crie-t-elle pour le plaisir d’entendre ricocher sa voix sur les parois.
Elle surgit à l’autre bout, volette dans le soleil qui chauffe délicieusement ses plumes après la fraîcheur de grotte, hésite à peine avant de s’élancer sous le pont suivant, le plus grand, avec ses deux cent cinquante mètres de longueur. Elle ressort aussitôt – il fait décidément trop frais là-dedans et cela sent la cave –, cercle en prenant de la hauteur, admire la vue magnifique ainsi volée aux cieux. Au nord, le causse aride que bordent les monts du Minervois, au sud les vignes cascadant de coteau en coteau, parcelles amoureusement cultivées où les ceps s’alignent tels de vaillants soldats et que rythment haies de cyprès, pinèdes ou vergers, puis les îlots des villages, la mosaïque de bruns, de roux, de verts et de rouges tuilés qui s’étage jusqu’à la plaine méridionale.
Là-bas, on reconnaît La Livinière à la coupole curieuse de son clocher. Plus loin, c’est Olonzac, le chef-lieu de canton qui abrita ses frasques de collégienne. Et plus loin encore, voilà l’étang de Jouarres, un autre théâtre d’exploits qu’elle appelait « une barbotière », grosse flaque rougeoyant dans le soleil à son déclin.
Malgré le tenace velours gris qui les drape, les Pyrénées se profilent, à l’horizon. Elle se promet de guetter le prochain renversement du vent pour admirer avant la fonte des neiges le spectacle de leurs sommets, parfaitement nets et blancs sur le bleu du ciel.
En vol stationnaire, elle a évité avec soin de s’orienter vers la serre d’Oupia, mais une saute du Cers la déséquilibre et comme elle se rétablit, son regard accroche les monstrueuses colonnes des usines à vent dont les pales fauchent l’air avec une régularité sinistre.
« Ouièèh ! » lâche-t-elle, et son souffle sonne sa désolation. Jamais elle n’aurait imaginé regretter un jour l’implantation d’une ou de plusieurs éoliennes, mais ces moulins géants que l’on veut incruster partout défient si bien les cieux en haut de leurs collines que l’œil, nulle part, ne peut les ignorer, à des lieues à la ronde.
Déprimée, elle renonce à poursuivre jusqu’à Félines ou Caunes. Son entrain s’est tari. Elle n’ira pas chasser dans les gorges de l’Argent-Double. Peut-être un salut, sur le chemin du retour, à l’oppidum de Mailhac, et à ses amis de la Caneyère ?
À cette idée, elle recouvre des forces et s’élance. Elle distingue au loin la maison sur son éminence, derrière la ruée des vignes qui l’encerclent comme une brave petite armée, quand elle voit l’homme en bas près de sa voiture. À ses pieds un chien jappe, il épaule un fusil.
Trop tard, elle comprend qu’elle est la cible. Elle éprouve un choc à la poitrine, puis elle entend le bruit, puis elle sent la douleur. Brûlante.
Voleur de vie, gémit-elle, tu n’avais pas le droit. Mon espèce est protégée.
Combien de temps avant qu’ils me découvrent au milieu de mon champ, se demande-t-elle. Mes atomes auront-ils commencé de se délier ?
Après tout, tes affaires sont en ordre et tu vas trouver la paix. Pars sans regret, ma fille. Que t’importe si le crime de ce chasseur isolé reste impuni. De tout temps, tu fus sa rivale, d’autres avaient su te respecter.
Son corps boule entre les ceps, un voile noir lui dérobe la terre. Au moins, elle ne subira pas vivante les crocs du molosse.
Texte paru pour la première fois in Vigne en Languedoc-Roussillon, 2003, Cardabelle éditions. À retrouver dans Couvées de filles, publié Au diable vauvert.