La position du fair-play et autres compositions florales #71
12 MAI 2025 • PLEINE LUNE DE VESAK
Je suis en retard sur la lune, à force d’être dedans. Alors je vous parle de Bouddha, de non-violence, de performance, de violettes, de fées, de ménopause retardée, de hamster révolté. Je vous donne aussi rendez-vous à la Comédie du livre de Montpellier ce week-end avec Juliet Drouar, et le 19 mai sur France Inter, dans l’émission Zoom Zoom Zen à 16 heures.
Dans toute l’Asie, on célèbre aujourd’hui lors de cette première pleine lune de mai, aussi appelée en Occident Lune des Fleurs, l’anniversaire du Gautama Bouddha : Vesak.
Le nom de bouddha est donné à toute personne qui aurait atteint “l’éveil” spirituel, mais il désigne aussi directement celui qui fut à l’origine du bouddhisme : Siddhartha Gautama, “l’éveillé”, qui aurait vécu au VIe ou au VIe siècle avant notre ère, et serait à l’origine du bouddhisme. On ne sait pas si cette pleine lune de mai célèbre sa naissance, son illumination ou sa mort, et c’est assez drôle d’avoir trouvé un jour pour ça, alors qu’on ne sait même pas s’il est né en -623 ou en -563, ce qui fait quand même une sacrée différence.
À la fois religion et philosophie, le bouddhisme est un enseignement spirituel fondé sur la méditation, visant à atteindre l’illumination pour échapper au cycle infernal de la souffrance (youpi). C’est une école de la non-violence, mais ne vous emballez pas. On connaît des fanatiques se réclamant du bouddhisme, par exemple au Myanmar (ex-Birmanie), où ils sont à l’origine de persécutions épouvantables envers la communauté musulmane de ce pays, les Rohingyas. Je vous raconterai un jour mon voyage dans ce pays à la recherche de mon arrière-grand-oncle missionnaire dans une léproserie, mais c’est une histoire trop longue pour cette lune.
J’ai été formée aux pratiques de la non-violence quand j’étais jeune, au sein de la communauté de l’Arche créée par Lanza del Vasto, où j’ai passé plusieurs mois vers 1983. Ensuite, la vie a voulu que je devienne intime avec des personnes impliquées dans des actions politiques violentes, ce qui m’a poussée à m’interroger : pourquoi avais-je le don de me retrouver dans ce genre de situation, incluant arrestations, interrogatoires, visites en prison et procès, alors que je n’avais rien fait et que je n’étais même pas d’accord avec ces actions ? Mon prof de non-violence [désolée, je ne l’appellerai jamais maître] éclata de rire quand je vins m’en plaindre à lui. “À quoi servirait-il que tu pratiques la non-violence si tu ne pouvais pas te confronter à la violence ?”
Je ne saurais dire si je pratique vraiment la non-violence aujourd’hui, qui suppose une force d’âme dont je suis le plus souvent dépourvue, mais je fais partie des personnes qu’on qualifie de woke, et c’est le moment où jamais de rappeler, cher Gautama, que le mot signifie “éveillé·e”. Quoi qu’il en soit, je ne suis toujours pas bouddhiste, malgré mon goût pour les chants tibétains que j’écoute en boucle pour m’éloigner des réseaux sociaux et atteindre l’état de semi-transe propice à l’écriture. Mais je ne pense pas que manger des bouddha bowls ou boire des tisanes au curcuma qui coûtent les yeux de la tête suffisent à obtenir le label.
Le marché est une grande bouche qui mange tout. C’est l’air qu’on respire, l’eau qu’on boit (encore), la terre qu’on foule et le ciel qui brille de millions d’étoiles. J’en fais partie. J’y prends parti.
Mais il n’y a pas de projet à part celui de vivre. Je n’ai pas de solution. Pas de résolution.
Je m’efforce, jour après jour, de garder quelque chose de secret, d’inconnu, d’inconnaissable dans ma vie. En ce moment, je me concentre sur l’idée de communiquer avec les plantes de ma terrasse – Internet regorge de vidéos sur le sujet, dont celle-ci qui montre un homme faisant de la musique avec un arbre à soie – et je m’interroge sur le projet d’un mûrier platane qui a choisi de prendre racine dans un pot, alors que la pleine terre se trouve quatre mètres plus bas. Je lui parle. Je crois qu’il agite ses feuilles. Le jasmin se mêle à la conversation. Les marguerites s’agitent inutilement et le basilic semble toujours sur le point d’abandonner la partie. Est-ce qu’on se parle ? Une part de moi en est persuadée.
Il se passe quelque chose dans la nature, quelque chose dans la terre, dans le vent et dans les eaux, qui serait comme un très grand livre ouvert, s’écrivant et se réécrivant sans cesse, et laissant échapper les lettres et les mots délivrés depuis la nuit des temps.
Obstinément, je tente de percer les messages du hasard. Par trois fois, hier, je suis passée devant une impasse, puis une allée, puis une rue de la violette, et je me suis demandé si c’était un signe. Depuis plusieurs mois, je fais de recherches sur ce qui relie la magie et l’écriture, pour un livre à venir, et je m’intéresse aux oracles, aux sortilèges, surtout s’ils sont écrits. Ma vie en devient drôle et poétique, mais aussi déconcertante. Je suis là avec mes violettes – la fleur de mon enfance, il y en avait un parterre en bas du jardin, sur le bassin des poissons rouges – et mille souvenirs me reviennent, tandis que je fredonne l’air de La Traviata, “Sempre libera” (Toujours libre !), qu’adorait ma mère. Je ne veux pas m’appesantir sur le mot, violette, mais je sais qu’il cache un souvenir sombre. Il est peut-être enfantin. Il est peut-être ancestral. Mais bon, il est traumatique. Pour preuve, ma respiration se bloque, mes mains fourmillent, j’ai la bouche sèche et l’odeur de violette me prend à la gorge. Je suis sur le point de céder à la panique quand je suis sauvée par le gong. Pas celui des moines tibétains, mais celui du téléphone qui les interrompt, justement.
C’est un ami de longue date (quarante ans !) qui m’appelle de Suisse : “J’ai rêvé de toi, dit-il en riant, tu venais d’inventer une position sexuelle avec une femme : le fair-play.”
J’aimerais beaucoup qu’on se souvienne de moi pour une telle invention, mais il semble que cela reste un rêve. Le fait qu’il passe par l’inconscient de quelqu’un d’autre pour me revenir n’a pas beaucoup d’importance. Plus j’avance en âge, plus je pense que les liens qui nous unissent les un·es aux autres s’inscrivent dans un continuum non genré, non rangé, qui se fout pas mal de savoir à qui appartient telle ou telle pensée ou telle position du kamasoutra. Et je ne peux m’empêcher de penser qu’un esprit, quelque part, a voulu m’éloigner de ces pensées funestes à propos de la violette, ou peut-être même de la nom-violette, puisque mon père aimait tellement m’appeler Violetta.
Ce qui me relie à cet ami de Suisse, depuis toujours, ce n’est pas le sexe, car il n’y en a jamais eu entre nous, mais la magie de l’écriture. Aussitôt, ce rêve qu’il me confie devient une façon de dénouer la tension que la pensée de la violette avait ouverte en moi. Le “fair-play”, c’est l’honnêteté, l’équité – le contraire de ce que m’a évoqué longtemps la sexualité. J’entends aussi dans le mot “fair”, le mot “fée”, comme dans fairy tale (conte de fées). D’après le rêve de mon ami, j’invente cette position avec une femme. Il pourrait donc s’agir d’un fairy play : un jeu de fées. C’est un peu ça, la magie : suivre une sensation, une odeur, une intuition. En faire une histoire. Et y trouver soudain le plaisir dans un improbable dénouement. Nous finissons par éclater de rire. Il y a des gens comme ça, avec qui on peut avoir des conversations lunaires. Je crois que c’est ce que je préfère au monde.
En ce jour de Vesak, voici aussi quatre nouvelles et rendez-vous :
1. Des nouvelles de la ménopause
À la dernière lune, j’ai lancé un appel à texte sur la ménopause “joyeuse”. J’ai reçu quelques commentaires fâchés : on a le droit de ne pas être joyeuse ! C’est vrai, ce n’est pas toujours facile ni marrant de changer et j’en veux un peu au médias et à la médecine de nous avoir placé·es dans ce faux dilemme en pathologisant un moment de vie qui mérite mieux que le déni ou la stigmatisation. Mais j’ai aussi reçu des textes que je partagerai avec vous prochainement, touchants, subtils, culottés, délicats. Merci encore à Monica M. d’avoir lancé le mouvement, et à Mona Chollet de l’avoir relayé.
L’actualité sur la ménopause est intense en ce moment, avec une offensive “scientifique” qui, personnellement, me fait froid dans le dos. Dans National Geographic, un article présente des essais cliniques visant à retarder l’âge de la ménopause grâce aux cellules souches, suivant un délire persistant de penser que vieillir est une maladie “per se” en elle-même. Dans le même esprit, le Dr. Mouly, infatigable promoteur du traitement hormonal, propose désormais de renommer la ménopause “Dola” pour “Déficience Œstrogénique Liée à l’Âge”, sur le modèle du Dala (Déficit androgénique lié à l’âge). Je suggère que dans le même esprit, on rebaptise la puberté “SOT” pour “Surproduction Ovarienne et Testiculaire” et qu’on trouve un traitement pour empêcher quiconque de quitter le vert paradis de l’enfance. Et bien sûr j’attends le moment où nous trouverons enfin le traitement miracle pour nous délivrer de cette maladie incurable, sexuellement transmissible, mortelle à 100 % qu’on appelle la vie (MISTMQALV).
2. Terre et Liberté. Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération
Le conte Comme Ali qu’elle a publié dans Nouvelles Lunes en mars dernier fait son chemin dans les librairies et, surtout, dans les cœurs. Fatima Ouassak revient avec Terres et Liberté, Manifeste antiraciste pour une écologie de la libération, premier opus de la collection qu’elle crée et dirige aux éditions Les Liens qui Libèrent (LLL). Norman Ajari, Omar Alsoumi, Myriam Bahaffou, Amzat Boukari, Arturo Escobar, Malcom Ferdinand, Nadia Yala Kisukidi, Maya Mihindou, Shela Sheikh, le collectif Vietnam-Dioxine et l’association A4, ont contribué à cet ouvrage qui trace enfin des perspectives combinant écologie politique et antiracisme. C’est – du moins on l’espère – le début d’un mouvement pour l’égale dignité humaine.
Le lancement aura lieu le 14 mai (mercredi !) à 19 heures à l’Académie du climat, 2 place Baudoyer – PARIS 4e
3. Rendez-vous écoféministes
Juste après la Comédie du livre, où j’interviendrai samedi et dimanche, je serai lundi prochain, le 19 mai à 16 heures sur l’émission Zoom Zoom Zen pour parler d’écoféminisme, de Françoise d’Eaubonne, et peut-être aussi des orques de la ménopause…
Ensuite, j’irai voir Ariel Salleh, chercheuse australienne et figure mondiale de l’écoféminisme, qui sera exceptionnellement en France, comme nous l’apprend le site sur Françoise d’Eaubonne qui donne le détail des dates où on peut la rencontrer.
Toujours dans la veine écoféministe, je vous invite aussi à aller voir le magnifique spectacle de la compagnie Noésis, Françoise ! Une traversée écoféministe à la recherche de Françoise d’Eaubonne, qui joue dans toute la France et sera présent à Avignon cet été. Je vous en reparlerai bientôt et la compagnie a besoin de soutien : n’hésitez pas, vous pouvez même gagner un exemplaire de L’Amazone verte, le livre que j’ai écrit sur Françoise d’Eaubonne !
4. La brillance et la magie du hamster de Marion Séclin
Je termine cette lettre avec ce livre poignant que j’ai lu d’une traite, paru dans la très belle collection Bestial chez Jean-Claude Lattès, dirigée par Isabelle Sorente : Comme un hamster à lunettes, de Marion Séclin. Comédienne, scénariste, vidéaste et chroniqueuse, Marion Séclin a déjà publié dans Nouvelles Lunes le texte d’un de ses films sur les règles le 6 juin 2024. Après Devenir lionne de Wendy Delorme, et Courir l’escargot, de Lauren Bastide, ce nouvel opus continue d’explorer nos faces animales. Si elle s’identifie au hamster, cet animal peureux qui tourne comme un fou dans sa cage, c’est parce qu’elle voit en lui la victime qu’elle a pu être dans l’enfance de cette cruauté harceleuse dont je connais malheureusement la brûlure. Mais ce livre est à la fois l’histoire du hamster, comme dans “l’âme se terre”, et l’histoire d’une aspiration profonde à aimer, malgré tout. Ce chant d’amour blessé m’a beaucoup touchée, et j’y ai trouvé ce passage sublime :
“Je vis tout avec la sensibilité que je cache. Je ressens chaque émotion comme si elle me transperçait le coeur. Je continue de ressentir ce que je mets pourtant tant de soin à étouffer. Pour moi, être femme veut dire savoir créer, créer partout où je le désire, et savoir transformer et me transformer au gré de rencontres et d’échanges. Alors, dans ce genre mal-aimé et abusé, je veux apporter la brillance de l’incertitude et la magie de l’adaptation.”
Sur ces mots magnifiques, il est temps de vous dire au revoir car ce temps lunaire est sur le point de se refermer (il s’est ouvert à 22h53 et se terminera à 5h37 en lune gibbeuse décroissante : techniquement, je suis encore totalement à l’heure), et il est temps d’aller me coucher avec les fées. Que la lune soit avec vous ! Et vive Vesak !
Un moment à moi privilégié m’a permis le loisir de te lire. La non-violence, c’est amusant car ce n’est pas mon sujet préféré (la violence encore moins) mais, coïncidence, une amie m’en parlait cet après-midi, me racontant comment on l’avait entraînée à un cours de self défense. Quant aux arbres qui parlent, je suis sûre qu’ils communiquent. Un citronnier que j’avais élevé à partir d’un pépin m’a offert un jour une feuille en forme de cœur. Et là, juste avant de mourir définitivement, sur une 2e branche, une 2e feuille en forme de cœur en guise d’adieu.
Mais toute cette dernière lune m’a bien plu et m’a fait rire comme souvent. Merci. Prends soin de toi surtout 😘♥️
Élise tu as le don de me faire rire de moi-même et de me faire réfléchir dans le même élan, merci pour ce cadeau 🌝💛