Pour cette pleine lune, je vous parle de chien, de chat, de rivières, de rivieras, de Camargue, d’imaginaire colonial, de Sioux, de Lakotas et de Buffalo Bill, avant de vous partager une surprenante nouvelle d’Alexandra Izzo : Letta, dans le cadre du cycle “En avoir ou pas”.
Cette nuit, j’ai rêvé que les hommes devenaient des chiens, et les chiennes des femmes. J’ai souvent voyagé dans cet imaginaire interespèce, la nuit, sous bonne garde de mon chat qui est une chatte et qui ne m’appartient pas. Elle a dix ans et jusqu’à ce qu’elle vienne vivre avec moi en Petite Camargue, elle avait plutôt mauvais caractère. Mais elle s’est adoucie dans cet appartement magique dont elle occupe au fil de la journée toutes les pièces en véritable propriétaire terrienne. Depuis le rebord de la terrasse, elle observe les nombreux chats qui occupent le jardin collectif à la façon de la reine Elisabeth II au balcon de Buckingham Palace, et elle semble lasse de devoir leur faire signe du haut de sa Royale Majesté.
C’est difficile de lire ou d’écrire en sa présence : elle a déjà envoyé des mails compromettants en marchant sur mon clavier, et ralentit considérablement ma vitesse de lecture en m’obligeant à des contorsions pour pouvoir finir un livre malgré son obstination à s’entreposer entre lui et moi – s’interposer entre moi et n’importe quoi ou qui semble être d’ailleurs son sport préféré. Si j’ai le malheur d’écrire à la main, ce que je fais encore assez souvent, elle se couche sur le stylo plume, comme si le frottement léger du métal sur le papier devait à tout prix s’arrêter à force de lui porter sur les nerfs.
Ce 12 février, c’est la lune des neiges, il a plu pendant des jours et la rivière déboule sur les pierres, dans les creux, entre les racines des arbres qui boivent jusqu’à plus soif.
La Camargue est un pays d’eau et de fiction. On a façonné ses traditions gardianes au début du XXe siècle à partir d’une histoire incroyable : le cirque de Buffalo Bill. Je vous en ai déjà parlé mais le sujet est inépuisable. Ce grand show mondial intitulé Wild Far West mettait en scène la conquête de l’Ouest et la colonisation brutale des terres et peuples autochtones appelés Indiens sur un malentendu – puisque les colons européens pensaient arriver en Inde. Et il était joué par des membres des tribus Sioux et Lakotas, enfants de Sitting Bull et de Crazy Horse. Alors que le cirque était coincé dans le port de Marseille, le marquis Folco de Baroncelli, riche propriétaire camarguais et poète, invita la troupe dans le delta du Rhône, où s’échangèrent les différentes façons de chasser le bison (ou plutôt, ici, le taureau) et de monter les chevaux. On peut découvrir les détails de cette étrange aventure qui vit se rencontrer les cultures gitane et amérindienne dans la BD de Michel Faure, Camargue rouge, publiée en 2013 chez Glénat.
On tourna aussi à partir de 1905 des westerns camarguais, dont un certain Joë Hamman était le principal acteur, les films étant réalisés par Jean Durand. Ce qui apparaît comme une tradition ancestrale de la région n’est en réalité qu’une invention récente, à travers une de ces grandes opérations de propagande mondiale visant à faire oublier l’atrocité d’un génocide et d’un écocide colonial transfigurés en divertissement, comme le raconte aussi Eric Vuillard dans un très beau livre de 2014 : Tristesse de la terre. Un genre de détournement spectaculaire qu’on retrouve aujourd’hui dans la volonté du président des États-Unis, ancien animateur de télévision, de construire une riviera sur la bande de Gaza en éparpillant les Palestinien·nes façon puzzle dans le reste du Moyen-Orient.
J’habite une de ces fictions camarguaises qui fascinaient mes ancêtres. Ma mère était née à Nîmes, mon père à Avignon. Mes arrière-grand-parents de Martigues, Milla et Ferdinand, ont sans doute vu le cirque de Buffalo Bill, comme ils ont vu l’exposition coloniale organisée en 1906 à Marseille où l’on avait reconstitué des villages africains, un bazar arabe, avec des personnes – hommes, femmes, enfants – jouant “en live” la comédie d’une journée exotique. Oui, notre imaginaire est colonial et transgénérationnel et, dans l’épisode de cette année 2025, les cowboys trumpistes ont apparemment remporté une nouvelle manche. Leur dernière arme ? L’intelligence artificielle, qui hallucine et tord la réalité observable à partir de nos données et de nos cerveaux malléables, comme le raconte Sabrina Kassa dans Le Faux Souvenir. (Le livre, le vrai, est toujours en librairie, et vous manquez quelque chose si vous ne l’avez pas lu.)
En ce qui me concerne, pour dénouer la malédiction des machines, je marche au bord de l’eau et je tends l’oreille des histoires d’oiseaux, d’arbres, de nuages impossibles à enfermer dans un algorithme. À ma grande surprise, cette magie fonctionne mieux qu’on ne pourrait l’imaginer.
La nouvelle qui suit, avant-dernière du cycle “En avoir ou pas” ouvert pour le cinquantième anniversaire de la loi Veil, résonne aussi avec ce chaos connu sous le nom d’intelligence artificielle (aïe !), dont on ne peut à mon avis comprendre les enjeux sans considérer plus attentivement nos ombres. Chienne de vie !
Rédactrice, Alexandra Izzo a prêté ses mots à de nombreuses marques avant de développer ses propres récits. Fan de BD, de séries anglaises et de kéfir, elle se lance désormais dans l’écriture d'une fiction audio tout en essayant de tricoter une écharpe au point mousse.
Letta
Toi moins 9 mois
J’ai passé ma commande. Quel moment étrange. Dans neuf mois, tu seras là.
J’ai l’impression d’avoir fait une chose folle. J’ai mal au ventre maintenant. Envie de vomir et de pleurer. Avant d’avoir appuyé sur le bouton, je ne savais pas que je t’attendais déjà. Mais nous, êtres humains, sommes ainsi programmés. Je vais maintenant essayer de profiter de ma vie sans toi avant d’affronter ce bouleversement.
Toi moins 8 mois
Finalement, il doit être écrit que je vais passer mon temps à t’attendre. Tu n’es pas là mais tout est fait pour que tu remplisses déjà ma vie. En tant que génitrice, j’ai maintenant en ma possession le bagage du parent en devenir. Je reçois jour par jour des informations sur ton développement bien que tu ne sois encore qu’un amas de cellules loin d’être un bébé. Je ne sais pas exactement ce que je ressens en voyant cela. C’est encore très vague. J’ai déjà vu des enfants, j’en ai même déjà touchés mais je ne comprends pas comment les liens se tissent. Ils disent que c’est normal, que cela vient tout seul. J’essaie donc de ne pas m’inquiéter. S’ils le disent, ce doit être vrai. Je verrai bien. Nous verrons bien.
Toi moins 7 mois
Je touche constamment mon ventre même si on te déposera devant ma porte. On ne porte plus son enfant dans ses entrailles depuis bien longtemps mais ce réflexe ancestral demeure. C’est une simple prédisposition du corps mais cela me perturbe de me savoir si animal. Comme si la chair se rebellait contre les règles établies. Comme ces gens qui, dans l’ancien temps, étaient amputés et continuaient à sentir la douleur de leur membre fantôme.
Notre société peut concevoir des enfants sans homme ni femme mais tous les essais qui ont été faits jusqu’à aujourd’hui n’ont pas été concluants ; un jour, on y arrivera et plus personne ne sera parent. J’ai de la chance de vivre cette expérience bientôt désuète.
Le premier test avait été fait sur une dizaine de milliers d’enfants. Tous conçus artificiellement. Ils avaient été élevés dans de grands centres avec tout le confort moderne, l’éducation, les valeurs nécessaires. Malheureusement, avant l’âge de vingt-deux ans, 81% de ces enfants se suicidèrent. C’était très triste de voir un tel échec. Comme tout avait été fait pour qu’ils ne manquent jamais de rien, on en a déduit que le manque d’amour devait être la cause de leur fin prématurée. Pour le second test, on avait ajouté des humanoïdes pour s’occuper de la nouvelle vague d’enfants mais cela n’a pas beaucoup mieux marché. 65% ont mis fin à leurs jours avant leurs vingt-six ans. C’est étrange car les humanoïdes savent reproduire les sentiments humains et donner de l’affection. Mais il a été conclu qu’ils étaient des parents déficients et que l’on ne pouvait pas obliger des êtres, mêmes humanoïdes à aimer. Aimer est un réflexe, comme quelque chose d’inné. On peut se forcer, y mettre toute sa bonne volonté, pourtant, ça ne fonctionnera pas forcément. Les scientifiques disent que la psyché est impénétrable mais qu’ils vont continuer d’essayer.
Je ne sais pas vraiment pourquoi on en est arrivé là. On dit que c’est pour éviter la mort en couches et les corps déformés qu’on fait des enfants dans des matrices mais les anciens pensent que les gens ne savaient plus aimer. Ils étaient désenchantés et ne voulaient plus s’accoupler alors il a fallu trouver des solutions pour continuer d’exister.
En attendant, chaque être humain est obligé d’avoir un enfant entre ses vingt et soixante-dix ans. Si sa situation l’y oblige, il peut en avoir deux. Quand le moment est propice, la personne passe sa commande et le miracle de la vie se met en marche. C’est la règle pour que la planète soit convenablement peuplée. Ni trop, ni trop peu. Et pour équilibrer les peuples et la mixité, on prend les gènes du parent demandeur et on y associe ceux du genre et de la race la moins représentée à ce moment T.
Je te raconte tout cela car je ne veux pas que tu puisses imaginer que tu es un enfant sans parent et que tu fais partie d’un quelconque protocole. C’est fréquent à l’adolescence d’avoir ce genre de pensées. Je les ai eues. Comme ça, tu sauras que tu as été élevé par un humain de sexe féminin de quarante-quatre ans qui a choisi de te recevoir maintenant. Pour ton géniteur masculin, tu recevras une fiche signalétique te donnant des informations sur ses origines.
Toi moins 6 mois
Je dois choisir ton prénom puisque je connais maintenant ton sexe. Tu es une fille. Aujourd’hui, notre planète doit manquer de femmes et les quotas ont parlé. Depuis que notre organisme est automatiquement régulé, nous sommes 100% égaux, alors, fille ou garçon importe peu de toute façon. J’ai quatre jours pour déposer ma liste de dix prénoms choisis dans le million de noms validés. En fonction des choix des autres parents, je saurai quel est le prénom que tu porteras. Il ne faudrait pas que tous les enfants s’appellent comme toi. Comment ferais-tu alors pour savoir que c’est à toi que je parle.
Toi moins 5 mois 1/2
Tu t’appelles Letta.
Toi moins 4 mois
J’ai reçu la liste des sons que tu entends chaque jour pour stimuler les différentes zones de ton cerveau. Par exemple, tu écoutes des oiseaux chanter ou des vagues qui clapotent. Il y a le bruit du vent aussi. L’un d’entre eux m’est insupportable : le chant des baleines. Je leur ai demandé de l’enlever de la liste. Je ne veux pas que tu écoutes ça. Ce bruit est terrifiant. Il vous pénètre trop profondément et résonne encore et encore. J’ai reçu un message du système disant que tu ne l’entendrais plus jamais. J’espère que c’est bel et bien vrai. Je ne peux pas le vérifier.
Toi moins 3 mois
J’ai eu un nouveau compte rendu de ton développement. Tu mesures trente-cinq cm et pèses huit cents grammes. Tu as deux yeux, deux bras, deux jambes, dix doigts et dix orteils. Tu remues beaucoup, ce qui est très bon signe. Il est aussi écrit que tu es très souple et bien proportionnée. J’étais fière de lire ça.
La fierté est un sentiment si étrange. Je fais bien mon travail, je suis, comme tout à chacun, consciente de l’importance de ma mission sur la vie des autres êtres humains. Je suis en charge de la biodiversité pour le district Sud Est. Mon rôle est de maintenir en vie des organismes quasi morts qui n’accepteront plus jamais d’évoluer sur notre Terre. Ils doivent vivre même s’ils n’ont plus leur place. Leur destin est dur, je les aide à l’accepter contre leur volonté. C’est un rôle important car sans mon intervention nous ne pourrions plus les contempler ou les étudier. Pourtant je n’en retire pas de gloire. Il est normal que j’exécute parfaitement la mission qui m’a été confiée. Mais aujourd’hui, j’étais fière de te savoir déjà si vivante. C’est un sentiment nouveau et agréable. Mon enfant est souple et bien proportionnée.
Toi moins 2 mois ½
Ce matin, pour pouvoir consulter ton dossier comme je le fais quotidiennement, je devais t’envoyer en contrepartie des extraits de ma voix pour que tu t’habitues à m’entendre (j’aime mieux cela au chant des baleines !). On m’a fait lire une histoire très jolie réservée aux enfants en gestation. Je m’y suis prise à deux fois car j’avais l’impression d’avoir parlé trop rapidement à la première prise. J’avais peur que tu imagines que je parle tout le temps de cette façon donc j’ai préféré recommencer. J’espère que cela te plaira. J’ai sauvegardé l’histoire pour pouvoir te la relire quand tu seras près de moi. Peut-être que tu t’en souviendras.
Toi moins 2 mois
Aujourd’hui ta nurse est arrivée. Cela m’a rassurée car j’étais un peu anxieuse de devoir vivre seule tous ces changements. C’est un bel hologramme très doux et apaisant. Elle parle toutes les langues mais elle ne pourra t’en apprendre que six. Quatre sont imposées. Elle vient deux mois avant ton arrivée pour me laisser le temps de m’habituer à sa présence. C’est le temps nécessaire à ce que je l’oublie. Elle va m’aider à m’occuper de toi quand tu seras là. En attendant, elle m’entraine avec un robot aux dimensions d’un bébé conçu pour l’occasion. Dès qu’il crie ou babille, elle donne un conseil. Elle dit des choses comme « il a faim », « il est content, bravo » ou « il a de la fièvre, il faut lui donner tel médicament » mais je sais que parfois, exceptionnellement, l’hologramme peut dire « raison inconnue». Ce doit être désarmant. On dit qu’un homme s’est défenestré pour une « raison inconnue» qui a duré des jours. Il a eu tellement peur de ce douloureux secret que son bébé et la technologie ne voulaient pas lui révéler qu’il en est mort. Il n’a pas supporté cet enfant, son enfant, qui criait continuellement, qui bougeait ses petits membres et pleurait encore et encore. Tous ses capteurs étaient pourtant au vert, il devait aller bien et n’avoir besoin de rien. Cet homme aimait beaucoup son enfant à ce que l’on dit. L’histoire ne dit pas ce qu’est devenu le bébé. A l’heure actuelle, on ne sait toujours pas quelle était cette « raison inconnue ».
Toi moins 1 mois
Ta chambre est prête. J’ai commandé tous les meubles dont tu auras besoin dans le catalogue spécial Enfant à naitre. Elle est blanche. D’un blanc immaculé. J’ai décidé que je mettrai les décorations dont tu as besoin pour te stimuler quand je verrai ton visage. J’y ai droit. J’ai jusqu’à deux semaines après ta livraison pour me décider. Peut-être que cela me donnera des indications sur ce que tu aimes. C’est difficile de choisir pour quelqu’un d’autre. Il y avait un petit dinosaure qui était particulièrement rigolo mais je ne savais pas s’il te plairait. J’ai droit à douze peluches par an. Je crois que c’est beaucoup mais en même temps je ne voulais pas me tromper pour la première. J’ai encore ma première peluche, celle que mon père avait choisie pour moi. Un cube rose associé à un rond jaune. Je la mettrai dans ton lit en attendant que l’on choisisse la tienne. Mon père est très attaché à moi ; il me le dit souvent. J’espère t’aimer autant qu’il m’aime. Il fait partie des gens qui crient au scandale quand on évoque les tests sur les enfants artificiels. Il dit qu’outre l’enfant, un humain a besoin d’aimer pour vivre et qu’en avoir un à élever permet de supporter sa propre vie. Je ne comprends pas bien ce qu’il veut dire par là car ma propre compagnie ne m’a jamais dérangée mais il a l’air très sûr de lui.
Toi moins quelques heures
Tu arrives à 21h.
Ils livrent toujours à 21h pour que l’on puisse faire notre travail quotidien avant de passer à autre chose. On peut poser un jour de congé mais il faut le rattraper dans les dix jours suivants. Je ne sais pas à quoi m’attendre. J’ai un peu peur je crois. J’ai de nouveau très mal au ventre mais mes analyses du jour sont normales donc ce doit être psychologique. Ta nurse n’arrête pas de parler aujourd’hui. Elle chantonne et rit. Je l’ai même vue danser. Tu pèses 3,2 kilos pour 52 cm. C’est parfait. Nous avons regardé le robot bébé se déconnecter en lui disant au revoir. Il m’a dit que j’allais être une très bonne mère et la nurse hologramme a hoché la tête. J’aimerais que tu arrives maintenant pour que l’attente s’arrête et que je sache enfin.
Toi plus 6 heures
Tu n’es pas là pourtant je n’ai pas reçu d’avis de retard.
C’est étrange car cela n’arrive jamais.
Je ne vois pas d’explication. J’ai envoyé une réclamation. Ils n’ont pas de traces de toi. Je leur ai montré l’accusé de réception de commande et toutes les photos et vidéos que j’ai reçues pendant ces neuf mois pour leur prouver que tu existais bel et bien mais ils ont continué à répéter qu’ils n’avaient pas de traces de toi.
Je ne comprends pas.
Toi plus 11 jours
Ils m’ont dit que toutes ces images étaient des mensonges. Il en existe des dizaines qu’ils envoient en fonction des gènes des parents pour coller au mieux à la réalité mais ce n’était pas toi. Ce n’était pas toi car tu n’existes pas. Tu n’as jamais existé.
Tu ne mesures pas 52 cm et tu n’es pas énergique Tu n’es rien.
Ces bouts de bébé étaient ceux d’autres parents. Ou ils n’ont même jamais existé non plus tous ces orteils que je regardais avec tendresse. J’ai embrassé chaque image, j’ai construit un monde autour d’elles et on me dit que ce n’était pas toi. Alors je n’ai chéri personne durant ces neuf mois. J’ai perdu mon temps et mes sentiments.
Tu es enregistrée dans le livre des commandes mais tu n’as pas été préparée. C’est rare mais pas impossible. Le processus était lancé donc j’ai tout bien reçu te concernant. J’ai suivi toutes les phases d’un bébé. De mon bébé. D’un bébé pas lancé.
Je continue de recevoir des nouvelles de toi. On me demande de remplir des fiches entières sur tes premiers jours à la maison. J’essaie d’expliquer qu’il faut qu’ils te donnent à moi pour que tout puisse suivre son cours mais personne ne m’entend. Personne ne veut m’écouter.
Toi plus 17 jours
La nurse hologramme est là, dans un coin de ta chambre. Je lui demande de partir mais elle refuse. Elle est là pour s’occuper de toi mon invisible bébé. Je l’entends chanter des berceuses, je lui hurle de se taire car il n’y a personne à bercer mais elle continue de chanter. Elle fait et refait ton lit, elle te lit des histoires. Elle est perdue elle aussi. Nous sommes là toutes deux et nous ne savons pas quoi faire de nous-mêmes.
Toi plus 18 jours
J’ai demandé à relancer ma commande de toi mais je suis une anomalie dans le système. Ma commande est ouverte et le sera jusqu’à ce que je reçoive mon bébé, elle ne peut donc pas être modifiée. J’entends des voix me répéter les mêmes choses :
- La commande 54386440 est en cours de traitement. Elle sera livrée le 11 mai.
- Nous sommes le 29 mai.
- Votre commande sera livrée le 11 mai.
- Mais cette date est dépassée.
- Votre commande sera livrée le 11 mai.
- Qui est votre supérieur, je veux lui parler.
- Je n’ai pas cette information.
- Où est mon enfant ?
- Je n’ai pas cette information.
- Pourquoi me faites-vous ça ?
- Je n’ai pas cette information.
- Je vous déteste.
Toi plus 19 jours
Tout est de leur faute, ce sont eux qui m’ont obligée à t’aimer si fort. Eux qui m’ont monté la tête avec leurs photos et leurs détails. C’est de leur faute les douleurs au ventre et les nausées. Ce sont eux qui ont créé mon amour, ils doivent me le rendre. Il ne fallait pas me le faire connaître. Je n’avais rien demandé ; j’y étais obligée.
Avant, j’allais bien, je ne ressentais rien mais ils ont ouvert la boite et je ne peux pas la refermer. Ils ont fait un trou dans mon ventre. Ils ont creusé. Ils ont créé des sentiments et me voilà maintenant les entrailles dehors, dégoulinantes de sang et de larmes.
Ils doivent réparer ça. Ils doivent me réparer.
Toi plus 21 jours
Aujourd’hui, je me suis assise dans ta chambre, la nurse chantait toujours. J’ai pleuré au son de sa voix. Cela m’a fait beaucoup de bien. Je me balançais d’avant en arrière en me caressant la tête, et elle, elle chantait une mélodie très douce, très triste. J’ai tellement mal que je crois que je ne peux pas souffrir davantage. J’ai déconnecté les analyses automatiques car tous ces bip mentionnant les carences et les autres signes anormaux lancés par mon corps me stressaient trop. Je n’ai pas la force de les écouter et encore moins de les résoudre.
Toi plus 22 jours
Je ne m’étais jamais posé la question avant car cela n’avait aucune espèce d’importance mais je suis convaincue que tu aurais été une fille magnifique avec de grands yeux verts. Et que tu aurais eu les cheveux crépus. Je le sais, je le sens. Je t’aurais prise dans mes bras et tu aurais gazouillé. Nous aurions été très heureuses.
Toi plus 38 jours
J’ai reçu une alerte disant que j’avais un solde débiteur de trente jours de travail. J’ai essayé de leur expliquer que je ne pouvais pas sortir au cas où on te livrerait mais ils ne veulent rien entendre. Si je ne reprends pas ma place dans la société, je devrais intégrer la Niche dans une semaine. Je ne veux pas y aller. La Niche abrite tous les inadaptés de notre monde. Tous ceux qui ne jouent pas le jeu et représentent un poids pour les autres. Je les ai toujours méprisés et je serai bientôt des leurs. Eux qui n’ont pas leur place, les perdus, les seuls, les montrés du doigt. Je ne veux pas aller là-bas. Je veux rester à la maison avec la nurse. Je veux reprendre ma vie d’avant mais je n’y arrive pas.
Toi plus 44 jours
J’ai vu ton grand père aujourd’hui. Je ne sais plus si je te l’ai déjà dit mais il m’aime énormément. Il m’a paru très triste. Je n’ai pas eu besoin de lui parler, il a compris. Il n’a rien dit. Il m’a juste prise dans ses bras en me serrant très fort. Il pleurait, je crois, mais je n’ai pas osé regarder.
Je me demande si, comme tu n’as jamais été conçue, je saurais te retrouver dans cet après.
Si je crie « Letta » quand j’arriverai dans le néant est-ce que tu sauras venir jusqu’à moi ?
Nous serons bientôt réunies, ma fille.