C’est une lettre un peu spéciale, où je vous invite à rejoindre l’appel des mères pour les enfants de Palestine. Je vous parle aussi des vierges noires, de la guerre de Troie, du hold-up menstruel, de Dyke ménopause et (un peu) des racines chrétiennes de Françoise d’Eaubonne. Bienvenue dans la lune des fraises (et des pastèques) !
Nous sommes tous des enfants de Gaza !
Free free Palestine ! Merci Rima, merci Greta ! Palestine vivra ! Palestine vaincra !
Sur la place de la République, lundi 9 juin, 50 000 personnes sont venues crier leur solidarité avec Gaza – elles étaient 150 000 dans toute la France. Le 12, ce sera la marche internationale au départ du Caire vers Gaza et Rafah, avec des représentant·es de 32 pays.
Le 15 juin 2025, à 15 heures, je serai devant l’Élysée à l’appel des Mères pour les enfants de Palestine, afin de demander à Emmanuel Macron de prendre des sanctions contre Israël.
Cela peut paraître dérisoire d’en appeler à ce président paradoxal qui tortille encore pour savoir s’il faut ou non reconnaître la Palestine, alors que le reste du monde a compris depuis longtemps.
Cela peut aussi sembler réducteur d’appeler à une Marche de Mères, car la maternité est encore souvent un outil d’oppression et même d’aliénation pour de nombreuses personnes partout dans le monde.
Je pense pour ma part qu’on peut être mère de multiples façons, dans de multiples corps, à travers des expériences diverses, comme je le racontais dans ma dernière chronique sur Politis – Politis qui, comme le Club de Mediapart, a accueilli et relayé notre appel à la marche du 15 juin. Ce n’est ni un état, ni une fonction, encore moins un destin. Mais on retire de cette position des compétences, une expérience, des savoirs et des compréhensions à la fois intimes et politiques trop souvent méprisées.
Face à l’idéologie capitaliste et patriarcale du “self made man” – l’homme qui prétend s’être fait lui-même en oubliant celles et ceux qui lui ont permis d’être et de rester en vie – la maternité prise au sens spirituel et politique revendique le soin que nous prenons de notre humanité, de nos interdépendances et de nos solidarités.
On ne parle pas beaucoup de spiritualité dans nos milieux, ou toujours en mauvaise part – Louise Morel le soulignait dans un texte bien tourné sur la question. Entre laïcité intégriste et islamophobie, peu de place pour nos interrogations, nos quêtes intimes de sens et de justice. C’est pourquoi j’ai publié Comme Ali, le merveilleux conte musulman de Fatima Ouassak dans ma collection Nouvelles Lunes Au diable vauvert (Remarquez mon subtil placement de produit).
Mais parlons-en, quand même, parlons-en, encore. Il y a eu, dans les religions et les spiritualités patriarcales, une volonté d’effacer cette puissance incarnée par les déesses et les vierges, depuis les temps les plus anciens, et ça façonne nos esprits de vivre dans notre effacement.
Ce sont souvent des déesses aquatiques et marines, des vierges noires allant par trois, comme les déesses lunaires Séléné, Artémis et Hécate ou les trois Martes, d’anciennes divinités celtiques de la fécondité. En Camargue, ce sont les trois Maries des Saintes-Maries-de-la-Mer arrivées d’après la légende directement de Palestine après la mort du Christ dans un – tenez vous bien – bateau de pierre. Ce culte chrétien est venu remplacer d’antiques dévotions païennes, et il s’y mêle un puissant hommage à Sara la Noire, vénérée par les communautés gitanes.
Par coïncidence, à l’heure où j’écris ces lignes, le bateau Madleen – d’après le nom de l’unique et héroïque pêcheuse de Gaza – emportant Greta Thunberg et Rima Hassan avec d’autres volontaires afin d’ouvrir un passage humanitaire vers la côte palestinienne a été intercepté par les forces armées israéliennes dans les eaux internationales. Il n’était pas en pierre, mais l’opération a coulé quand même. Et notre dignité aussi.
La nuit de Pentecôte, l’eurodéputée franco-palestinienne Rima Hassan a envoyé un tweet sur X au Président de la République, qui résonnait comme une mauvaise blague : “Tu dors ?”
Nous avons tous l’impression de dormir et de refaire le même cauchemar chaque nuit.
Il y a deux jours, c’était la Pentecôte. Dans la tradition chrétienne, c’est le moment où le Saint-Esprit descend sur les Apôtres, le septième dimanche après Pâques. Un Saint-Esprit étrangement défini comme des langues de feu permettant de répandre la bonne parole dans le monde entier. Cette histoire du Saint-Esprit m’a toujours semblé caractéristique du déni patriarcal, qui ose bénir “au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit”, en oubliant complètement que rien de tout cela ne serait possible sans… une mère. En 2018, le pape François a d’ailleurs apporté une modification importante au culte catholique pour rectifier cette omission, comme l’indiquait Vatican News le 9 juin dernier : “La mémoire de la Bienheureuse Vierge Marie Mère de l'Église nous rappelle comment la maternité divine de Marie s'étend, par la volonté de Jésus lui-même, à la maternité pour tous les hommes […] le lundi suivant la solennité de la Pentecôte, jour de la naissance de l'Église.” Je sais, c’est perché. Mais cette maternité divine est aussi une puissance qui nous porte... que l’on ait porté un enfant ou pas.
Par une autre coïncidence dont les esprits ont le secret, c’était aussi le week-end dernier la fête musulmane de l’Aïd el-Kébir, qui commémore le sacrifice d’Abraham, père de tous les peuples de la religion du Livre.
Jamal Ouazzouni vous en parle dans sa lettre intitulée Les moutons de Panurge, où il plaide de façon convaincante pour un Aïd moins spéciste, moins carnosexiste et plus écoféministe.
Je n’ai pu m’empêcher de penser, en lisant ce texte de son blog Tendresse radicale à un autre sacrifice, lui aussi très connu, qui semble précéder dans nos mémoires celui d’Abraham. C’est celui d’Iphigénie durant la Guerre de Troie, que je raconte dans Ceci est mon sang (achetez mes livres, ils sont intéressants, drôles et pas chers !)
Je vous rafraîchis la mémoire (je sais, c’est un peu mon dada cette histoire, pardon) : le roi Agamemnon a décidé d’aller à Troie pour récupérer sa belle-soeur Hélène, la plus belle femme du monde et l’épouse de Ménélas, qui a été enlevée (ou séduite) par Pâris. Une histoire d’amour, donc. Une histoire de femme dont on se dispute la propriété et qu’on sacrifie littéralement sur l’autel du virilisme (à ce propos écoutez le podcast de la géniale Klaire fait grr, La Guerre de deux et demi, qui actualise le mythe d’une manière à la fois poilante et poignante).
Mais, alors qu’Agamemnon a réuni sa flotte dans le port d’Aulis, la déesse Artémis intervient pour marquer son désaccord, empêchant les vents de souffler dans les voiles des bateaux, qui restent coincés dans le port. Pourquoi la déesse de la chasse, qui préside aux menstruations et aux accouchements, se mêle-t-elle de cette histoire ? Parce que, nous dit la légende, Agamemnon s’est un peu vanté d’être meilleur qu’elle au tir à l’arc. Meilleur qu’Artémis, dont c’est l’arme de prédilection ? Il fallait quand même oser ! Pour débloquer les vents et permettre à la flotte d’appareiller, Artémis demande un sacrifice, et pas n’importe lequel : celui d’Iphigénie, la propre fille d’Agamemnon, qui ne met par longtemps à accepter. Mais au dernier moment, Artémis intervient et la remplace par une biche – son animal totem, l’autre étant l’ourse (Artémis signifie : ourse puissante, la même étymologie servant au roi Arthur).
Faire couler du sang d’un animal à cornes a une portée symbolique particulière.
Car cette tête ressemble furieusement à un utérus prolongé par les trompes. L’égorgement rituel est une magie liée à l’écoulement des menstruations, ce fluide qui incarne, littéralement la fertilité – c’est pourquoi, d’ailleurs, les hommes cherchent à se l’approprier en liant le sacrifice d’Abraham au rituel de la circoncision. C’est ce qui est raconté dans la Bible, où le vieil homme apprend simultanément qu’il va être père alors qu’il a 90 ans et qu’il va devoir désormais se couper un bout du kiki comme tous les mâles de sa tribu. Or, qu’est-ce que la circoncision, sinon l’acte de faire couler le sang du sexe mâle, pour imiter celui qui coule menstruellement du sexe femelle ? Un sang qui justement ne survient plus chez la femme ménopausée d’Abraham, Sara, lorsqu’elle tombe enceinte d’Isaac, le fils du sacrifice consacré de l’Aïd el-Kébir, lui aussi remplacé au dernier moment par un mouton.
L’animal sacrifié dit le caractère double du sang : celui de la fertilité et celui de la mort, dont nous sommes le fruit sans cesse renouvelé. Chacun de nos repas est fait de cette mort, y compris avec des végétaux, mais plus encore avec des animaux. Le rituel permet de transcender cette violence. Sauf quand on bouffe à toute vitesse une nourriture transformée, faite d’exploitation et de mort, en regardant la télé sans parler à quiconque.
Et ce sang qui coule entre les jambes des femmes, sans qu’elles en meurent, dit leur fertilité, tandis que celui que font couler les hommes dans les guerres doit garantir leur pouvoir du côté obscur de la force.
C’était, en tout cas, la théorie de l’anthropologue Françoise Héritier, puis celle de Alain Testart qui, dans L’Amazone et la cuisinière, lie la division sexuelle du travail au tabou du sang menstruel.
Symboliquement, pour les hommes, c’est faire couler le sang qui les rend pères, comme la réplique de Star Wars “Je suis ton père” nous en apporte la preuve dans cette scène culte qui fait suite à une impressionnante amputation du bras de Luc (un prénom très évangélique), évoquant forcément le sacrifice d’Abraham.
Ces “ensaignements” nous rappellent à notre nature contradictoire, à la fois guerrière et guérisseuse (deux mots qui ont une racine commune). Mais nous oublions nos sensations, nos traditions, nos histoires, nos lignées, écrasées par des siècles de colonisation, d’oppression et d’exploitation capitaliste/sexiste/raciste/spéciste.
Par exemple c’est la lune des fraises, ce mercredi à 9h43, et cette appellation nous vient de la culture autochtone des premières nations : c’est la période où ces fruits abondent, comme le raconte la botaniste et conteuse du peuple Patawatomi Robin Wall Kimmerer dans Tresser les herbes sacrées. Sagesse ancestrale, science et enseignements des plantes (Le lotus et l’éléphant, 2021). Dans ce très beau livre que m’a offert la coordinatrice d’intimité Paloma García Martens, Robin Wall Kimmerer montre comment les traditions s’inscrivent dans un temps qui nous dépasse, comment elles se perdent et se retrouvent, mais surtout comment elles nous hantent quand nous ne savons pas les reconnaître ou les faire vivre. De nombreuses sociétés choisissent la mort (ou sa forme banale : le profit, qui interdit la restitution fertile) et se sont organisées en conséquence, contre toute logique, contre toute intelligence.
Pourtant la lune ronde continue de rayonner dans le lointain, portant la poésie qui nous fait défaut quand il s’agit de fabriquer, de vendre et d’expédier des armes. Je suis fière de ces dockers qui ont refusé de charger des armes sur les bateaux en partance pour Israël. À Marseille et à Fos-sur-Mer, après Tanger, le Maroc, Le Pirée, en Grèce, à Gênes aussi désormais : ces hommes font honneur à une autre conception de nos humanités. Même si le ministre des Affaires étrangères français Sébastien Lecornu a nié que ces armes soient destinées à être utilisées à Gaza, prétendant qu’elles ne devaient servir qu’au Dôme de fer d’Israël, la période nous permet d’avoir de sérieux doutes sur la fourniture de ce pays en pièces d’armement.
Je suis toujours étonnée qu’on ne dénonce pas davantage le trafic d’armes. Lorsque des Grecs de Phocée sont arrivés à Marseille il y a 2600 ans, pour fonder une colonie dont je suis une des innombrables descendantes, c’était déjà pour accéder via le Rhône aux mines d’étain. Pourquoi l’étain, me direz-vous ? Ça ne se mange pas. Ça ne soigne rien. Non, l’étain, avec le cuivre, permettait de fabriquer des armes. Et les armes servaient à coloniser des terres et des peuples. La boucle est bouclée.
À Fos-sur-Mer, aujourd’hui encore, la sidérurgie reste une industrie importante. Les ouvriers sont souvent issus de l’immigration espagnole, italienne, grecque, arménienne, vietnamienne… – et la pollution atteint des niveaux extrêmes, au point que selon le magazine en ligne Reporterre, “Arcelor-Mittal a été mis en examen le 19 mars dernier par le pôle environnemental du tribunal de Marseille pour mise en danger de la vie d’autrui, faux et usage de faux et infraction au Code de l’environnement”. De ce port marseillais partirent encore, au XVIIIe siècle, des navires qui pratiquaient la traite triangulaire, et un de mes ancêtres fut probablement embarqué sur l’un d’eux pour un voyage qui fit sa fortune et le rendit fou, comme je le raconte dans Mes Ancêtres les Gauloises (lisez mes livres, ils sont intéressants, drôles et pas chers !).
Ne rien oublier : c’est la leçon de la lune des fraises.
Je m’aperçois pourtant en terminant cette lettre à Séléné – déesse de la lune – que je n’ai pas parlé de ménopause, mais ce sera le sujet d’un prochain envoi, où je publierai de nouveaux textes envoyés par les abonné·es de Nouvelles Lunes. J’envisage de faire une série spéciale sur le sujet, et je suis une formation podcast (je rame !) pour un projet à la rentrée, avant une très grande aventure qui nous emportera à l’autre bout du monde en 2026…
En attendant, je vous donne rendez-vous le dimanche15 juin à 15 heures à l’Appel des mères aux Invalides. Et je partage ci-après quelques informations et projets qui m’enthousiasment et, j’espère, vous enthousiasmeront aussi.
AGENDA LUNAIRE
Vendredi 13 juin à 20h : Les racines chrétiennes de Françoise d’Eaubonne.
Cela se passera au Dorothy, le cercle de rencontre chrétien LGBTQIA+, 85 rue de Ménilmontant à Paris 20e. En présence de Vincent d’Eaubonne, son fils, et de Laure, podcasteuse de Game of Hearth, et j’espère qu’on pourra aussi parler du Sexocide des Sorcières, premier opus papier de la collection Nouvelles Lunes au Diable vauvert.
Samedi 14 juin : Dyke Ménopause
T'es pas sortie depuis ta dernière PMA ?
Tu as perdu 30 points de vie au PULP entre 97 et 2007 ?
Tu dois grave allonger le bras pour voir ton portable ?
T'as le syndrome «Heure réelle : 23h37 / Heure ressentie : 4h du mat'.» ?
Tu es encore loin de la méno mais tu trouves tes copines quadra ou quinqua so rock'n roll ?
L'andropause DJ set sera assuré par notre copinou chouchou Matoon et votre crew de Dj médiévales seront toujours là pour vous servir. Com d'hab, on ouvre à 18h, on ferme à 2h, c'est gratos et c'est A La Folie Paris, 26 avenue Corentin Cariou 75019 Paris À l'entrée du Parc de La Villette
Du 5 au 25 juillet : Françoise ! un spectacle hybride qui mêle théâtre, danse et récit-témoignage sera au festival off d'Avignon.
Je vous ai déjà parlé de ce beau spectacle de la compagnie NOESIS : à travers les voix et les corps de deux sœurs, les autrices retracent le chemin de leur rencontre avec l’œuvre et les combats de Françoise d’Eaubonne, écrivaine, militante et inventrice du mot "écoféminisme".
Ce spectacle sensible et joyeux entre en résonance avec l'actualité brûlante de nos luttes contemporaines : féminisme, écologie, justice sociale.
Il invite à une réflexion collective sur les héritages et les combats qui traversent notre société.
Ce sera à La Scierie, du 5 au 25 juillet, les jours impairs à 13h30, 15 boulevard du Quai Saint Lazare, Avignon. Vous pouvez soutenir cette aventure ICI (et vous pouvez même gagner un exemplaire de L’Amazone verte (vous ai-je dit que mes livres sont intéressants, drôles et encore moins chers quand vous les gagnez ?)
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