C’est l’été et pour moi, c’est le temps des cigales, des jeux de cartes, de la pétanque et des baignades dans les calanques. C’est aussi le temps des lectures, des retrouvailles familiales et des siestes crapuleuses. Je ne peux pas tout partager, mais voici pour vous accompagner dans cet été paradoxal quelques recommandations de lectures et trois poèmes d’Emma Botta.
Je vous écris cette lettre depuis Marseille, ma ville de naissance, où je suis venue rejoindre pour quelques jours mon amie Lauren Bastide avec de la fougasse aux olives et de la brioche à la fleur d’oranger.
Sur la route, venant de Camargue, j’ai traversé ces terres où tant de mes ancêtres ont vécu, depuis la fondation de la cité phocéenne par des colonisateurs grecs venus de l’actuelle Turquie il y a 2500 ans. C’est un paysage de vie et de mort, dévasté par l’industrie, autour de Fos-sur-Mer, et les incendies qui ont ravagé ces jours-là des hectares donnent un air d’apocalypse à ce moment estival. Je note les enseignes, où se retrouvent souvent les pompes funèbres Roc Eclerc, des fast-food et des magasins de bricolage, tandis qu’une odeur de pétrole flotte dans l’air saturé d’humidité marine.
L’étang de Berre résiste à la laideur et je compte les oiseaux, les chats et les lapins morts sur le bord de la route, comme s’ils étaient tombés du ciel. Il y a un lien entre cette terre et celles des peuples autochtones du continent américain. Ce sont des Sioux qui ont appris aux gardians à monter les chevaux comme ils le font aujourd’hui, au XIXe siècle, alors qu’ils parcouraient l’Europe avec le cirque de Buffalo Bill qui mettait en scène leur génocide. Mon grand-père est né pendant une de leur tournée, qui a laissé des traces impérissables dans l’imaginaire des petits enfants.
Mon monde est fait de plumes innombrables que je ne parviens pas à me planter dans la tête.
En juillet 1961, mes parents m’ont assemblée par là : peut-être aux Saintes-Maries-de-la-Mer, peut-être à l’abri d’une de ces criques, ou dans la chambre de bonne du haut de la rue Paradis, en face de ce qui fut, durant la Seconde Guerre mondiale, le siège de la Gestapo. Parce qu’ils n’étaient pas mariés lors de ma conception, mon père aimait dire que j’étais une enfant de l’amour conçue au Paradis. J’ai déjà dû vous raconter ça. La répétition est un de mes plaisirs coupables et ça ne s’arrange pas avec l’âge, qui pourtant me comble de bienfaits inattendus !
Une légende prétend qu’il y a une sorte de lueur ou d’étincelle au moment précis de la conception. Un roman que j’adore commence par cette petite explosion de conscience, avec cette phrase qui est aussi la première du livre : “Ça y est, j’existe !”. C’est Dans les Coulisses du Musée (1995) de l’autrice britannique Kate Atkinson, qui ravira votre été si vous ne la connaissez pas encore.
Une autre de mes phrases fétiches est la première du roman de Doris Lessing, Le Carnet d’Or : “Les deux femmes étaient seules dans l’appartement.”
Je ne sais pas pourquoi, cette phrase a toujours un effet hypnotique sur moi. Car il y a une étrangeté dont Lauren Bastide vous parlera bien mieux que moi à la rentrée, avec la sortie de son incroyable essai, Enfin seule : comment deux femmes peuvent-elles être qualifiées de seules alors qu’elles sont deux ? Que faisons-nous quand nous ne sommes pas des loups solitaires, mais des louves solidaires ?
La pleine lune du cerf a été dénommée ainsi par les peuples algonquins, parce qu’elle coïncide avec le moment où les cerfs – en l’occurrence des caribous – font leurs bois au nord du continent américain. Les caribous diffèrent des autres cervidés parce que les mâles comme les femelles ont des bois. Et j’ai sur mon bras gauche tatoué un cerf magique, dont le dessin est repris d’une momie de l’Altaï qui a vécu il y a 2500 ans. Coïncidence ? Je ne crois pas.
En commençant cette lettre, je voulais donc vous parler du cerf et de la lune. Puis je me suis rappelée que j’avais déjà écrit sur ce sujet en juillet 2023, en ouverture d’une magnifique nouvelle de Ketty Steward : Au commencement était l’orgasme. Alors j’ai pensé qu’il valait mieux vous rappeler de lire les autrices qui jour après jour dénouent les sortilèges patriarcaux et tissent la toile de nos rêves avec le secours de l’invisible.
Ketty Steward est aussi sur Substack et est sélectionnée cette année encore pour le Prix Rosny aîné de la nouvelle 2025 avec Foodistan, dont le résumé ne pourra, j’en suis sûre, que vous mettre l’eau à la bouche : “Après la Faim du monde, la France est devenue le Foodistan. Les anciennes divisions sociales ont disparu, désormais remplacées par des régimes alimentaires : panivores, capacivores, pastavores… Chacun de ces régimes façonne ses propres mythes, sa propre langue, ses propres coutumes, ses propres recettes.”
Puisqu’il est question d’écrire et d’inventer d’autres mythes, je me dois de vous parler de Joëlle Wintrebert, elle aussi publiée dans Nouvelles Lunes avec un extrait de son recueil Couvées de filles, paru en 2023 Au diable vauvert, Crépuscule. Un texte magnifique que j’aime particulièrement parce qu’il raconte un rêve que j’ai fait il y a longtemps, mettant en scène la rencontre entre deux animaux prédateurs dans les cieux. Joëlle Wintreberg l’a écrit dans un autre espace temps – ou peut-être ce temps des rêves dont les peuples arborigènes d’Australie sont les gardiens, qui nous réunit parfois dans l’invisible.
Sans doute parce qu’elle a ce pouvoir extraordinaire d’écrire nos rêves, elle a reçu le 27 juin dernier le European Grand Master Award (Grand Prix Européen) de la Convention européenne de science-fiction. Un prix annoncé durant la fête des vingt-cinq ans du Diable vauvert le 28 juin dernier qui restera gravée dans le ciel tellement c’était fou, tellement c’était bien.
En ce moment, je suis en train de lire une autre reine de la SF, Catherine Dufour auquel je ne pouvais pas échapper : Les Champs de la Lune (Robert Laffont).
Ce roman nous emmène sur mon astre préféré, où une fermière du futur, El-Jarnine, assistée d’un chat qui parle, s’efforce de raconter de la façon la plus accessible possible ce qui se passe loin de la Terre pour les populations devenues soulunaires. Nostalgique, émouvant et drôlement décalé, ce roman a déjà reçu le Prix SGDL / Yves & Ada Rémy des littératures de l'imaginaire. Il est sélectionné pour le Prix planète SF, le Prix du livre cultissime et le prix Rosny Aîné 2025.
Serait-il en train de se passer quelque chose dans l’imaginaire ? J’ai comme l’impression que ces prix annoncent un renversement de valeur en notre faveur, et peut-être même un après-monde aux contours imprévisibles.
En attendant, il paraît que la Terre tourne un petit peu plus vite que d’habitude : mercredi 9 juillet, la journée a été raccourcie de 1,3 à 1,55 milliseconde. Un phénomène qui devrait se reproduire le 22 et le 5 août, en raison de la position de la Lune. Pas de quoi avoir le vertige, mais qui sait si cette milliseconde ne contient pas déjà le temps contracté où nous concevrons d’autres possibles ?
Rendez-vous aux prochaines lunes pour parler ménopause, ateliers d’écriture et tant d’autres choses que je brûle de vous raconter, sur des projets fantastiques et encore secrets. En attendant, continuez à me faire tourner la terre !
Trois poèmes d’Emma Botta pour passer l’été
Depuis gamine, Emma est écolo & féministe. Elle a aussi été, entre autres, barmaid en club la nuit à Grenoble, étudiante, serveuse en Avignon, chroniqueuse à Marseille, journaliste radio, éleveuse caprine dans les Alpes-de-Haute-Provence, mère, femme de ménage, ouvrière du bâtiment et podcasteuse. Elle est à présent psychanalyste dans le sud-ouest et fêtera bientôt ses 50 ans. Elle m’a envoyé quelques poèmes que j’ai beaucoup aimés et m’a autorisée à les partager avec vous. Pour la lire sur insta : @ekla.manta
ÉCRIRE ÉCRIRE ÉCRIRE
Je voudrais une journée entièrement à moi
entièrement
je voudrais aussi
des heures
des heures d'écriture
écrire écrire écrire
sans jamais m'interrompre
car mes mots sont craintifs
et possessifs
et jaloux
je regarde les mots des autres
écrits sur des pages et des pages
et des pages que je tourne
et je me dis que leurs mots
si beaux
sont plus souples que les miens
qu'ils n'ont pas l'air de disparaître
quand elles vont chercher une enfant
l'emmener
lui répondre
remplir des papiers où d'autres mots
ont d'autres usages
leurs mots ne fuient pas
lorsqu'elles épluchent des patates douces
qu'elles aspirent le tapis
qu'elles étendent les pulls
qu'elles sèchent leurs cheveux
qu'elles accueillent la famille
qu'elles festoient en amitié
se reposent
travaillent
se déplacent
invoquent les déesses
ramassent de la mousse
remplissent un panier
déposent des chèques
luttent
se taisent
se déshabillent
s'enflamment
prennent la parole
écoutent
mettent du bois dans le poêle
nettoient le frigo
vermifugent le chat
ont mal au ventre
cherchent des solutions
non
leurs mots sont bien là
bien alignés
signifiants
percutants
sublimes
ils m'emportent
ils me portent
les mots des autrices
merveilleuses
moi
je perds même mes pensées
je me dis que décidément mon logiciel est tellement trop vieux
– il ne connait pas le mot autrice
que la Sittelle a tant de chance de se déplacer ainsi la tête en bas
je me demande pourquoi j'ai tant de choses fondamentales et belles à
dire à ma fille lorsqu'elle est absente et pourquoi en face d'elle je dis n'importe quoi
je me demande si c'est la rigidité de certains membres de ma famille qui
leur permet de ne pas se fissurer incessamment comme moi
je me demande pourquoi je crois encore que le monde humain pourrait être
plus harmonieux
plus subtil
plus aimant
ce n'est pas sérieux
quand on a 48 ans
et qu'on plagie Rimbaud
– longtemps j'étais déçue de tant aimer Rimbaud tant c'était convenu
pourtant
chaque fois que je le relie
je suis fascinée
et puis c'est le nom de mon arrière-grand-mère
alors peut-être que c'est dans mes gênes, aussi
pas seulement la folie
la violence
la fragilité
la rage
la poésie aussi
peut-être
peu m'importent les gênes
ce que je voudrais
c'est une journée rien qu'à moi
des journées
des journées entières à écrire
– je retombe quand même sur mes pattes;
CHEVRIÈRES
Nous griffions nos coeurs aux épines des prunelliers
Nous nous abreuvions aux sources des bêlements
Les vies chaudes et mouillées
Entre nos mains émerveillées
Nous chuchotions d'apaisantes psalmodies aux inquiètes
Toutes cornes dehors
Nous arpentions la forêt
Repues de cette vie sauvage pour un instant rendue
Nos bêtes aimantes contre nos flancs
Eux se moquaient
Ignares
Le vent soufflait entre nos deux corps
Nos deux âmes chavirées
Nous traînions nos blessures le sang gouttait à terre
Je manquais de tendresse et de lenteur
Mes bourrasques se jetaient sur toi
Tu m'aurais bien mordu
Sourcils froncés Tu tirais sur ta clope
Les jours de grande lumière nos yeux l'attrapaient toute entière
Nous écoutions sous nos peaux
Vibrer nos chants d'exilées
Nous nous approchions à pas prudents
Tes yeux noirs racontaient des histoires
de silence et de soifs inextinguibles
Des histoires dans une langue connue
Tu laissais des poèmes dans les cahiers d'élevage
Comme des fleurs séchées
Je comptabilisais labeur humiliant
Où n'ai-je pas trouver la force de ne pas justifier nos existences - Ils ricanaient
Ils ne pouvaient percevoir
L'onirisme que nous cachions sous nos cils
Prêtresses des forêts nous accueillions la vie et la mort
Guidées par les tambours en nos poitrines
Généreuses et furieuses nous dessinions nos utopies
Nous posions nos filles tempétueuses dans l'odeur du foin
Tout contre nos cœurs
RENDUE FOLLE
Six ans
Je suis folle
Gamine fugueuse
Au bord des chutes
Seize ans
Je suis folle
Perturbée
Embarquée
26 ans
Je suis folle
L'eau boue
Gicle
Brûle
36 ans
Je suis folle
Ma fille dans les bras
Numéro des urgences psychiatriques dans la poche
46 ans
Je ne suis pas folle
Je suis brisée
Épuisée de ces courses tarées
Dans les flaques boueuses
Les chardons ardents
Et les prédations
Je découvre les meurtrissures
Récit en maux dans mon corps
Saccagé
Je ramasse les bris
Patiemment
Lave à grandes eaux
Nourricières
Je répare, je restaure
Je laisse entrer la lumière
En flots par les fêlures
J'apprends à aimer
Mon temple sacré
Tout ce qu'il m'a offert
Ce qu'il a sauvegardé
Là où ma Louve veille
Enroulée dans sa fourrure
Les crocs puissants
L'œil affûté
Je suis là
J'ai survécu
Merci pour toutes ces références que je découvre et note pour sortir de mes lectures anglophones.
Merci pour le relais, Élise, et big up à Emma Botta dont j’aime particulièrement le dernier poème : Rendue folle.